Les sources et les ressources

Soirée d’octobre 2018 au Pavé d’Orsay.

Nous lisons ce texte dans l’objectif d’apporter un encouragement aux artistes qui sont les héritiers d’une promesse : posséder au sein du monde de l’art un territoire où ils peuvent s’installer, vivre en paix, et prospérer en étant créatif. Il s’agit d’un temps de conquête, au sens d’un temps d’installation. Car nous ne sommes jamais complètement arrivés, et devons nous encourager les uns les autres à nous établir de plus en plus dans notre vocation artistique.

Caleb promit sa fille Aksa en mariage à celui qui battrait et prendrait [la ville de] Qiryath-Sépher.

Ce fut son neveu Otniel […] qui s’en empara ; et Caleb lui donna sa fille Aksa en mariage.

Dès son arrivée auprès de son mari, elle l’engagea à demander un champ à son père Caleb. Puis elle sauta de son âne et Caleb lui demanda : Quel est ton désir ?

Elle lui répondit : Accorde-moi un cadeau. Puisque tu m’as établie dans une terre aride, donne-moi aussi des points d’eau. Et Caleb lui donna les sources supérieures et les sources inférieures.

Livre des Juges : chapitre 1, versets 11-15

La conquête

Ce texte nous inspire car il parle du peuple de Dieu à un moment de son histoire où il a reçu l’appel très clair de prendre possession du terrain qui lui a été promis. Chaque tribus à un terrain qui lui est destiné.

La photo du terrain qu’a acquis Travis, le personnage principal du film “Paris, Texas” de Wim Wenders (Palme d’or au Festival de Cannes 1984), et où il rêvait d’installer sa famille dans la ville de Paris au Texas.

Au début, les tribus agissent comme il faut selon trois mouvements :

  1. consulter Dieu pour savoir que faire,
  2. suivre les directives et obéir,
  3. être reconnaissant pour la victoire obtenue.

Mais ensuite, arrivent les premiers accrocs : une tribus du Sud recule devant le peuple des Yebousiens car ils ont des chars de fer, une tribus du Nord, au lieu de chasser les Cananéens, décide de vivre avec eux. Dans les deux cas, on commence déjà à voir les germes des multiples problèmes qui mèneront à la scission du pays en deux (entre le royaume de Juda et celui d’Israel).

Aujourd’hui, nous faisons bien évidemment une relecture spirituelle de ce texte, en nous demandant pour nous-mêmes : quel est mon domaine, mon terrain d’exercice en tant qu’artiste ? Quelles sont les promesses que j’ai reçue, les directives que j’ai la conviction de devoir suivre ? Est-ce que j’obéis aux sollicitations qui me sont faites ? De quoi dois-je m’occuper ? De quoi dois-je prendre soin ?

Oser

Dans ce texte la femme Aksa, après avoir demandé à son père un terrain, lui demande ensuite de l’eau. Elle n’hésite pas, elle “descend de son âne”, c’est-à-dire qu’elle effectue un geste codifié de l’époque qui montre qu’elle sort du rôle passif qui lui est assigné par la culture environnante, pour obtenir une faveur, un cadeau de la part de son père. Elle fait preuve d’audace, sort de son rôle et de la passivité qui lui était probablement assignée à l’époque, pour provoquer le destin, et réussir. Obtenir les sources et les ressources dont elle a besoin pour vivre et s’établir sur le terrain qu’elle a déjà reçu. Nous aussi, après avoir reçu la promesse d’un lieu où nous établir, nous devons encore demander les sources et les ressources nécessaires pour y arriver. Nous ne pouvons pas juste nous suffire à nous-même, et espérer que le terrain suffira, il est trop aride, la tache est trop difficile, il nous faut demander plus.

La source

Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.

L’artiste japonais Hiroshi Sugimoto capture depuis plus de trente ans des vues de la mer et du ciel et de lignes d’horizon afin de saisir les infimes variations de la rencontre entre l’eau et l’air. Infimes variations de tons de gris qui, à fleur de papier, dans des images sans perspective confinant à l’abstrait, capturent la ligne d’horizon de paysages marins à travers le monde. Les Seascapes, photographies de paysages marins sans nulle trace d’occupation humaine, vierges comme au premier jour. Son projet provient de sa vision désabusée d’un monde détruit par la présence humaine, d’où son désir de capturer en image le monde d’avant, l’origine, la source, lorsque les “eaux d’en haut” et celles d’en bas n’étaient qu’une. Et l’on pourrait ajouter que l’Esprit de Dieu planait au-dessus.

Les sources

Un verset des Psaumes déclare : “toutes nos sources sont en toi” (Ps 87.7) en parlant de la Jérusalem céleste, la cité que Dieu construit pour ceux qui l’aiment. Il y a donc une source qui coule depuis cette ville céleste, cette ville future, ville de la promesse vers laquelle les croyants sont en marche et dans l’attente et l’espérance.

Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit: Donne-moi à boire! tu lui aurais toi-même demandé à boire, et il t’aurait donné de l’eau vive.
[…]
Quiconque boit de cette eau aura encore soif; mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura jamais soif, et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau qui jaillira jusque dans la vie éternelle. (Jean 4:10-14)

Cette source passe par Jésus qui a déclaré à la femme samaritaine qu’il avait rencontré près d’un puits qu’il était lui-même la source, que l’eau dont il nous abreuverait étancherait notre soif à jamais et deviendrait même une source en nous qui coulerait jusque dans l’éternité et pourrait rejaillir sur nos proches, nos contemporains. C’est de cette eau que nous voulons, à cette source que nous devons boire pour étancher notre soif personnelle d’amour, de joie, de vérité, de beauté, de créativité, et pouvoir ensuite déverser des flots d’amour autour de nous.

Les ressources

Quelles sont ces ressources insoupçonnées qui sont données à cette femme ? Les sources inférieures et les sources supérieures ? En toute logique les sources d’en haut sont la pluie du ciel, et les sources d’en bas sont les nappes phréatiques situées sous la surface du sol. Le texte ne le dit pas, il reste suffisamment obscur et mystérieux pour que nous puissions y voir un langage symbolique qui nous rejoins dans nos situations. A nous de compléter et d’illustrer en fonction de nos situations personnelles. Peut-être pour nous aujourd’hui les sources d’en haut sont l’inspiration, la révélation, notre vie privée, personnelle et secrète, tandis que les sources d’en bas sont le travail, la réflexion, notre vie publique et extérieure. Exactement comme lorsque l’on crée en tant qu’artiste, certains choses nous sont données par une forme de révélation, d’inspiration, de mûrissement intérieur profond, de maturation inconsciente, de gestation pénible ; alors que d’autres choses nous viennent au travers de notre travail quotidien, laborieux, de notre documentation, de l’observation du monde extérieur, de lectures, de recherches, de choses que nous avons acquises auparavant, d’automatismes, de réflexions et de discussions que nous avons avec nous-même et les autres. Deux origines donc : les sources intérieures, et les ressources extérieures ; la pluie et le puit.

Dieu donne ce qu’il ordonne

Et l’on touche ici à quelque chose d’à la fois mystérieux et beau. Comme l’a bine énoncé Saint-Augustin, l’auteur de la “Cité de Dieu” : Dieu donne ce qu’il ordonne. C’est-à-dire qu’il n’est pas un père dur et sévère, sadique, qui nous donnerait une promesse impossible à réaliser. Il prévoit de nous donner ce dont nous avons besoin pour réaliser ce qu’il nous appelle à faire. Pour cela nous devons rester proche de lui, nourrir notre relation, et ne pas hésiter à réclamer, demander, obtenir ce dont nous avons besoin.

Demander

Certains entendent Dieu dans leur fort intérieur au travers de tempêtes dévastatrices, de circonstances remarquables, d’autres plus au travers d’intuition profondes, d’un doux murmure, d’une parole, une conviction intérieure qui les guide et les conduit. Mais tous nous savons plus ou moins quel est notre chemin, notre voie, notre appel. Mais nous avons besoin les uns des autres pour nous encourager mutuellement sur le chemin, pour se bousculer les uns les autres à demander plus et à avancer. Se soutenir en témoignant commet nous avons obtenu un appel, une conviction, un terrain où s’établir. Puis comment nous avons demander les sources et les ressources nécessaires. Nous encourager aussi à demander et attendre de bonnes choses ensemble, car nos histoires personnelles, le temps qui passe et les mauvaises expériences nous font parfois penser que nous n’obtiendront rien, ou de mauvaises choses.

“Demandez, et l’on vous donnera; cherchez, et vous trouverez; frappez, et l’on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve, et l’on ouvre à celui qui frappe. Lequel de vous donnera une pierre à son fils, s’il lui demande du pain? Ou, s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent? Si donc, méchants comme vous l’êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui les lui demandent. Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux (…)”

Matthieu chapitre 7, versets 7-12

Que demander ? Comment le demander ? Quand demander ? Les réponses de ce texte sont simples : il faut demander tout de suite, et il faut “descendre de son âne”. Justement, ensemble, dans notre communauté d’artiste, discutons de notre temporalité personnelle : quand vais-je ou ais-je demandé quelque chose (terrain source, ressource) ? Qu’est-ce que veux dire pour moi descendre de mon âne ? Qu’ai-je du faire ou changer, bousculer dans mes habitudes pour avancer et obtenir l’aide dont j’avais besoin ? En répondant ensemble à ces questions on s’encourage, on s’entraide, on ouvre de nouvelles portes pour certains, on devient aussi une communauté rassemblée autour de nos projets artistiques.

Nos désirs

Demander certes, mais à partir de quoi ? A partir de nos envies, nos besoins, nos désirs ? Quelle est la volonté qui doit être accomplie ? La Notre ? Celle du Père ?
Comme le dit la prière du Notre Père, il se joue en nous un combat entre le vieil homme et l’homme nouveau, l’être mené par sa chair, et celui mené par l’Esprit.

La volonté du Père c’est qu’on le connaisse, qu’on le rencontre, sue l’on ait avec lui une relation de coeur à coeur, d’intimité. Qu’on lui confie nos soucis, nos attentes, nos rêves, nos questionnements. Il souhaite notre liberté,  que l’on devienne libre de toutes les formes d’esclavages, pour pouvoir entrer à son service, pour être restaurés dans notre identité première, des hommes et des femmes qui portent son image sur cette terre et accomplissent le droit et la justice. Que nous soyons ses témoins, des êtres vivants qui respirent sa bonté et son amour. Des personnes créatives qui accomplissent des choses constructives qui aident et restaurent les liens brisés autour de nous.

Notre volonté à nous, c’est souvent de réussir, d’être aimés, reconnus, entourés, accomplis. De plaire et de remporter l’adhésion ou l’admiration de nos proches. Dans tous ces désirs, il y a un tri à faire, un ordre à amener. Les désirs ne sont pas mauvais en eux, il ne faut ni les réprimer, ni les éteindre, mais les sanctifier, les purifier pour qu’il concordent avec les désirs du Père pour nous.

Illustration

A partir des films d’Andreï Tarkovski, le réalisateur le plus étudié au monde dans les écoles de cinéma.

Il a réalisé 7 films en ex-URSS, ainsi qu’un en Suède et son dernier film en Italie. En URSS, il était très déconsidéré du fait qu’il abordait des thématiques mystiques dans ses films. Pour lui le cinéma est un art du temps, plus que de l’espace. Et il assimile l’art lui-même à une prière, partageant dans ses films son coeur comme on le fait dans une prière.

Stalker (1979)

Ce film relate le voyage qu’entreprennent trois hommes pour entrer dans la “zone” un espace interdit qui contient en son centre une chambre susceptible d’exaucer le désir profond de celui qui y entre. Le voyage se transforme en une quête initiatique (et cinématographique) qui mène moins les personnages vers la chambre de al zone que vers leur coeur intérieur et leur véritable désirs personnel : que veulent-ils au plus profond d’eux ? Visionner le film devient alors une façon pour le spectateur de se questionner lui-même sur son identité et ses propres aspirations.

Solaris (1972)

  • Dans cet extrait de film, on voit Chris, le personnage principal, qui s’apprête à partir vers une station orbitale près de la planète Solaris. Nous ne le comprendrons que plus tard, mais il est en fait en train non seulement de dire adieu à la terre (le voyage est un voyage sans retour, la planète Solaris est trop éloignée pour que l’on puisse en revenir), mais encore en train de dire au revoir à la maison de son enfance et à ses proches. Le personnage semble perdu dans le décors naturel de son enfance : il touche aux sources d’en bas (des lacs), puis se laisse recouvrir par les sources d’en haut (la pluie). L’émotion ou la lourdeur de sa mission font que les adieux sont d’une certaine façon ratés, aucune parole profonde, ni aucun mot d’amour ne seront échangés. On se salue comme on dirait au revoir à un collègue de travail.
  • Plus tard dans le film, alors que le héros est près de Solaris, la planète agit avec lui comme avec les autres cosmonautes, et s’empare de ses rêves pendant qu’il dort, pour les matérialiser le matin. Au réveil, l’ex-femme du héros apparaît à ses cotés, elle est présente dans la station spatiale bien que décédée depuis des années.On découvre peu à peu que cette femme n’est que la projection du souvenir que s’en fait Chris, ainsi que de ses aspirations et rêves les plus fous. Sa femme s’était effectivement suicidée sans qu’il puisse lui parler pour l’en dissuader ou lui dire au revoir. Au travers de cette “apparition”, le personnage revit donc un drame personnel. Il se trouve tirailler entre revivre la relation amoureuse qui lui manque tant, et rester en contact avec la réalité du deuil et de la perte. Une scène en apesanteur matérialise l’ensemble des aspirations du personnage : la nostalgie de la terre et de la relation perdue.
  • Elle incarne son désir le plus profond. La femme qu’il a aimé, puis qu’il a perdu, car elle s’est suicidée.
  • Enfin, à la fin du film, dernier extrait, le héros se retrouve à son point de départ, sur terre, devant la maison de son enfance. Une autre chance d’exaucer un autre de ses voeux les plus intime lui est offerte. Quel est donc ce désir qu’il porte secrètement au plus profond de son coeur ?

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